Le voyageur découvre Swakopmund, émergeant des brouillards matinaux, posée entre un désert  brûlant et une côte atlantique poissonneuse nommée "côte des squelettes", où viennent folâtrer, dans les eaux glacées du courant de Benguela, des colonies d’otaries joueuses.

Sur la plage ou presque, puisque les routes ne sont pas goudronnées, une ville d'opérette, rangée au cordeau, avec ses bâtiments dans le style Hohenzollern, comme un décor.

Dans ce Sud-Ouest africain, désormais Namibie indépendante, on y parlait, naguère et encore aujourd'hui, allemand. En 1989, au moment des premières élections organisées par les Nations Unies, le promeneur qui furetait chez les antiquaires y trouvait croix gammées et uniformes SS. C'est dire que ce pays salé, riche en uranium et en spectaculaires réserves d'animaux, sentait aussi le soufre.

Blue book, un livre d'Elise Fontenaille-N'Diaye fait resurgir des sables de la mémoire un passé oublié et effroyable : celui du génocide de toute une population, dans l'indifférence générale.
Est racontée aussi l’entreprise concertée de dissimulation des traces du forfait par les grandes puissances occidentales honteuses des effets collatéraux de la colonisation.


Lorsqu'en 1885, après la Conférence de Berlin, l'Allemagne prend sa part du gâteau colonial, Bismarck envoie comme haut-commissaire du Reich pour le Sud-Ouest africain un certain docteur Heinrich Ernst Göring, juge de formation (et père du plus connu Hermann Göring).
 

Fâcheux début ? Pas encore : le pays est occupé par les populations pastorales de Namas et de Héréros qui se disputent les herbages rares. Göring, venu seulement avec son uniforme et un greffier, est impuissant contre ces puissantes tribus qui l'ignorent. C'est tout juste s'il obtient un accord dolosif pour les Héréros. Il se heurte au chef nama Hendrik Witbooi, portant turban blanc autour de son chapeau, homme cultivé, toujours courtois, habile et déterminé. Göring, en échec, doit se réfugier chez les Britanniques.

Il est remplacé par un militaire prussien, Curt von François, qui a fait ses armes comme mercenaire pour Léopold II au Congo. Avec quelques soldats, il bataille contre Witbooi, sans en venir à bout, mais arrive à circonvenir le chef héréro Samuel Maharero.

Indigènes pendus par les Allemands, Blue Book p. 66

 

Les choses se gâtent avec un premier massacre, le 12 avril 1897, à Hornkranz : au petit matin, les soldats allemand détruisent un campement Namas et passent par le fil de l'épée femmes et enfants. Un lieutenant, Ralph Zürn déterre les cadavres pour collectionner le crânes, qu'il vend en Allemagne à des savants ou des collectionneurs.

Von François est rappelé et remplacé par un officier plus habile Theodor Leutwein, qui négocie avec les chefs de tribu sans pouvoir pacifier le pays. A la suite d'une nouvelle révolte héréro, la colonie allemande est mise à mal à Oviumbo. Leutwein est remplacé par un officier partisan de la manière forte, le général Lothar von Trotha.

Alors commence l'entreprise d'extermination systématique. Le 10 août 1904, avant le lever du jour, l'armée allemande, suréquipée (canons, fusils mitrailleurs, grenades, schrapnel...), attaque un camp héréro. Tous ceux qui ne peuvent s'enfuir sont massacrés. Ceux qui se sont réfugiés dans le désert trouvent les puits empoisonnés par les Allemands. Le massacre du Waterberg est dénoncé par les propres officier de Von Trotha. Les Anglais installés en Afrique du Sud s'y intéressent.


 

Friedriech von Lindequist remplace von Trotha en août 1905 et invente le premier camp de concentration pour parquer les Héréros survivants. En face de Lüderitz, 3 à 4000 prisonniers perdent la vie à Shark Island où les eugénistes Eugen Fischer et le Dr Bofinger mènent des recherches sur les crânes des prisonniers morts afin de fonder les théories de l'infériorité raciale. 

 

Hitler lira avec profit les études du Dct. Fisher, lequel formera le docteur Mengele.  Mais Lindequist se heurte toujours à la résistance armée du chef nama Hendrik Witbooi qui finit par être tué dans un accrochage. Alors que les missionnaires allemands sont horrifiés par le traitement des derniers survivants, Lindequit s'emploie à créer les fameuses réserves d'animaux qui feront le réputation de la Namibie. Voici venu le temps où l'ensemble du Sud de l'Afrique se met à mieux traiter ses animaux que ses premiers habitants. Vers 1908, les 4/5ème des Héréros et la moitié des Namas ont été exterminés, en même temps que le parc d'Etosha est créé.

Illustration du conflit par le supplément du Petit Journal paru le 21 février 1904.

C'est donc plus un dossier qu'un roman que le livre qu'Elise Fontenaille-N'Diaye  consacre à ces évènements très oubliés. On y retrouve la mention du "livre blanc" - "blue book" en anglais -, qui serait mieux traduit par "livre noir" et qui donne son nom à l'ouvrage.

 Après le guerre de 14-18, les Anglais prennent le contrôle du Sud-Ouest Africain. Le nouvel administrateur, Sir Edmund Howard Lacam Gorges, charge un magistrat, le Major Thomas Leslie O'Reilly, et un procureur de la Couronne, A. J. Waters, d'une enquête sur l'administration allemande. En résulte un gros rapport, publié en janvier 1918, illustré d'étonnante photos, accablant pour le précédent colonisateur. Le texte qui présente un intérêt anthropologique, s'appuie sur un ensemble de témoignages soigneusement transcrits pour décrire l'entreprise d'extermination. Des photos de pendaison y figurent, mais aussi de détenus cadavériques qui évoquent les rescapés des camps hitlériens.

La seconde partie (p. 151 et suiv.) décrit le système répressif avec l'échelle des délits et des peines, analyse des décisions de justice, le plus souvent partiales en faveur des blancs, et les statistiques des condamnations. Les deux magistrats s'efforcent de s'en tenir aux rapport objectifs des faits, sans toutefois pouvoir cacher leur répulsion.

Ainsi le juge O'Reilly, qui décrit le massacre de Hornkranz, rapporte (p. 27)  que le village avait été miné pour tuer les occupants qui reviendraient s'y installer. Mais le chef Hendrik Witbooï déjoue le stratagème et le fusil piégé qui devait déclencher l'explosion. Il récupére la poudre pour servir à poursuivre la lutte contre les allemands. Le juge O'Reilly note (p. 35) que 80 % des Héréros ont disparus entre 1904 et 1911 ainsi que la moitié des indigènes des autres tribus. Lorsque sont relatés des viols attestés (p.67) le rapport indique que les détails en sont tellement atroces et sordides qu'ils ne sont pas publiables !

Le haut-commissaire Gorges dans son propos introductif (p. 9) écrit :

D'une manière générale, comme colonialiste, l'Allemand dans le Sud-Ouest africain a échoué. Il n'a jamais montré la moindre disposition à prendre en considération le point de vue des populations, à adapter ses idées aux coutumes et aux habitudes de ces peuples... Il voit l'indigène comme complètement barbare, ne valant pas mieux que les babouins qui peuplent les collines. Son maitre en dispose selon son bon plaisir...

Circulaire britannique du 29 juillet 1926 sur le bannissement du Blue Book et ordonnant la destruction des copies existantes (Archives nationales de Namibie)

 Le rapport figure aux pièces du traité de Versailles. Mais les négociateurs allemands présentent aussi  un "white book" sur les atrocités commises dans les colonies par les puissances européennes au XIXème siècle. Réponse du berger à la bergère ! Auparavant, en 1903, la publication du rapport Casement sur les atrocités commises par l'administration de Léopold II au Congo a soulevé l'indignation de l'opinion publique et obligé le roi à créer un commission d'enquête puis à céder le Congo, domaine personnel, à son propre pays. Mais la Belgique n'est qu'un petit pays. Et ce précédent démontre plutôt les effets telluriques d'une telle publication. Un silence s'échange contre un autre. Les deux rapports sont mis aux oubliettes et ne seront jamais publiés. La raison d’État ne fait qu'une bouchée de la Justice.

Quelques idées se précisent au terme de cette lecture :

- Le pire des idées nazies a sa source, au-delà de Mein Kampf, dans le profond refus de l'idée (révolutionnaire, et bien avant cela, chrétienne)  de l'égalité entre les hommes, quelque soit leur race, leur religion la couleur de leur peau. Colonialisme et eugénisme, étrangement liés, ont cultivé ce déni et l'ont fait prospérer en toute bonne conscience à la fin du XIXe siècle, construisant le socle des idées raciales utilisées par les nazis et servant de laboratoire à leurs méthodes.

-  Selon le processus bien décrit par Henri Rousso, dans son dernier livre "Face au passé", le travail de mémoire s'est fait aussi en Namibie. La fin de l'apartheid a libéré la recherche. Les historiens ont travaillé. Le blue book a été retrouvé à Pretoria. La télévision allemande a osé diffuser en 1985 un film sur cette période. Est venu alors le temps de la reconnaissance officielle, puis les demandes de pardon, par les descendants de Lothar von Trotha, et par le Bundestag en 2015. On parle désormais officiellement de "génocide". L'Allemagne veut contribuer à l'effort de développement du pays. En guise "de reconnaissance des immenses souffrances infligées aux victimes"  elle soutient la "reconstruction et le développement" en allouant une somme de 1,1 milliard d'euros sur 30 ans à la Namibie, tout en excluant toute demande légale d'indemnisation. Proposition d'ailleurs refusée par les instance tribales qui jugent, en mai 2021, que les réparations doivent être renégociées.

Aujourd'hui, Swakopmund, Lüderitz, l'ile aux requins, sont les hauts-lieux d'un tourisme haut de gamme dont on peut espérer que les brochures révèlent aussi toute l'histoire, dissimulée par les splendeurs de la nature.



     CéCédille

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•  Elise Fontenaille-N'Diaye, blue book, Calmann-lévy, 2015 

• Le réalisateur allemand Lars Kraume a réalisé, en 2023, le film L'homme mesuré (Der vermessene Mensch) sur le massacre perpétré au début du siècle dernier par les troupes coloniales allemandes contre les Héréros et les Namas [ici]
  

• Kössler Reinhart, « La fin d'une amnésie ? L'Allemagne et son passé colonial depuis 2004 », Politique africaine 2/2006 (N° 102) , p. 50-66

• Johannes WENDT, « L'anamnèse du colonialisme allemand », L'Homme et la société 1/2010 (n° 175), p. 57-80 

• Bertout Vincent, « Mémoires et stratégies politiques. Les commémorations culturelles herero en Namibie», Politique africaine 2/2006 (N° 102) , p. 67-84 

• Bruendel Steffen, « La Namibie et l’Allemagne, une relation postcoloniale », Allemagne d'aujourd'hui, 2016/3 (N° 217), p. 166-181.
  

•   Report of the Natives of the South-West Africa and their Treatment by Germany prepared in the Administrator's Office, Windhuk, South-West Africa, January 1918, presented to both Houses of the Parliement by command of His Majesty, August 1918 [en anglais document PDF, lire en ligne]

• Sur Wikipedia : Le massacre de Héréros et des Namas
  • "Les Héréros, le génocide oublié", film de Tristan Mendès France, et du même auteur : Le massacre des Héréros de Namibie en 1904 : premier génocide du XX° siècle.   
  • Fabrice Launay, Michel Pignard, Anne Poiret, Namibie, le génocide du IIe Reich, documentaire, 2012, 52 mn
  • Au Mémorial de la Shoah, Le premier génocide du XXe siècle, Herero et Nama dans le Sud-Ouest africain allemand, 1904-1908 (du 25 novembre 2016 au 12 mars 2017). La circulaire britannique du 29 juillet 1926 sur le bannissement du Blue Book y est exposée :
    
  
  

  Annexure "A". VOTES AND PROCEEDINGS OF THE LEGISLATIVE ASSEMBLY. ___________________________ 29th. July, 1926 - page 72. 7. Mr. Stauch moved, seconded by Mr. Blank: That it is the opinion of this House :- (1) that the Bluebook of the Union of South Africa "Report on the Natives of South West Africa and Their Treatment by Germany. Prepared in the Administrator's Office, Windhoek, South West Africa, January 1918. Presented to both Houses of Parliament by Command of His Majesty. August, 1918, London: Published by His Majesty's Stationery Office': only has the meaning_of a war-instrument and that time has come, to put this instrument out of operation and to impound and destroy all copies of this Bluebook, which may be found in the official records and in public libraries of this Territory; (2) that the Administration be requested to make representations to the Union Government and to the British Government to have this Bluebook expunged from the official records of those Governments; (3) that the Administration be requested to take into consideration the advisability of making representations to the Union Government and the British Government to impound and destroy all copies of the Bluebook, which may be found in the public libraries in the respective Countries and with the official Booksellers mentioned on the Title-Sheet of the Bluebook, namely: His Majesty's Stationery Office and E. Poneonby Ltd., Dublin. Mr......

  Annexe "A". VOTES ET PROCEDURE DE L' ASSEMBLÉE LÉGISLATIVE. _____________________________ 29. Juillet 1926 - page 72. 7. M. Stauch propose, appuyé par M. Blank : Ceci est l'avis de cette Chambre :- (1) que le Livre blanc de l'Union du Sud Ouest Africain "Rapport sur les indigènes du Sud-ouest africain et leur traitement par l'Allemagne. Préparé par le bureau de l'administrateur, Windhoek, Sud-Ouest Africian, janvier 1918. Présenté aux deux Chambres du Parlement sur commande de Sa Majesté. août 1918, Londres: Publié par le service d'édition des publications officielles de Sa Majesté : n'a que le sens d'un instrument de guerre et le moment est venu de mettre cet instrument hors service et de confisquer et détruire tous des exemplaires de ce Livre blanc, qui se trouve dans les archives officielles et dans les bibliothèques publiques de ce Territoire ; (2) que l'Administration soit priée de faire représentations auprès du gouvernement de l'Union et du gouvernement britannique pour que ce livre blanc soit rayé des registres officiels de ces Gouvernements; (3) que l'Administration soit priée de prendre en considération l'opportunité de faire représentations auprès du gouvernement de l'Union et du gouvernement britannique pour saisir et détruire toutes les copies du Livre blanc que l'on peut trouver dans les bibliothèques publiques dans les pays respectifs et chez les libraires officiels mentionnés sur la feuille de titre du livre blanc à savoir : le service d'édition des publications officielles de Sa Majesté et E. Poneonby Ltd., Dublin. Monsieur......