Bordeaux célèbre La Fayette et l'Hermione réunis dans la conquête de la Liberté offerte aux insurgents américains. Et il est vrai que L'Hermione, construite entre 1778 et 1779 à Rochefort, doublée en cuivre pour protéger sa coque des tarets, a transporté le très jeune officier de cavalerie qui allait devenir major-général dans l'armée américaine et se couvrir de gloire dans la guerre d'indépendance des États-Unis
 
L'Hermione'' au combat, 
bataille navale de Luisbourg - 21 juillet 1781 -
détail du tableau de Auguste Louis de Rossel de Cercy

 
Cette jolie frégate commandée par l'audacieux Latouche Tréville, fit merveille contre les Anglais, reçut le jeune Congrès américain à son bord, avant de rentrer en France, en 1782. Pendant la Révolution, le 20 septembre 1793, après 14 ans de bons et loyaux services, elle sombra assez piteusement aux mains d'un pilote maladroit dans l'embouchure de la Loire, en plein jour, par beau temps et faible vent, sur le plateau du Four, au large du Croisic.

L'Hermione n'est pas partie de Bordeaux...

Quoiqu'en laissent croire les festivités du port de la lune en ce mois d'octobre 2014, l'Hermione n'est pas partie de Bordeaux, mais de La Rochelle, et seulement pour le deuxième voyage de La Fayette en 1780. 


Hubert Robert
L’Hermione lors de la bataille de Louisbourg, en 1781
Photo Musée de la Marine
, Le Départ de La Fayette pour les Etats-Unis en 1777,

Pour son premier voyage, La Fayette emprunte La Victoire qui part de Bordeaux le 25 mars 1777, mais sans le marquis, qui la rejoint à cheval à Pauillac. La destination réelle est Saint-Sébastien, en Espagne, et plus précisément le port de PasajesLa Victoire fait escale plus d'un mois, avant de repartir le 26 avril 1777 pour rejoindre l'Amérique qu'elle atteint le 12 juin de la même année. Ce navire historique mérite aussi que l'on s'intéresse à sa courte histoire.

La Victoire, un vieux senault...

Le navire choisi par La Fayette est un bâtiment modeste de 22 m de long, 8 m de large et 3,50 m de creux qui jaugeait 268 tonneaux. Un bateau quatre fois plus petit que l'Hermione, qui fait 45 mètres de long (66 mètres hors tout), 11 mètres de large et et près de 6 mètres de creux pour 1 166 tonneaux, et qui compte trois mâts avec une voilure de 2 200 m2, armée de trente-quatre canons, dont vingt-six tirant des boulets de douze livres (d'où le terme de « frégate de 12 ») et huit canons de huit livres.  

La Victoire, elle, a été équipée de quelques rares canons ("deux méchants canons", selon les Mémoires de Lafayette, six petits canons selon d'autres documents d'archives). Dans une lettre à sa femme écrite A bord de la Victoire, ce 30 mai 1777, La Fayette lui avoue : "nous courons quelques dangers, parce que nous risquons d'être attaqués par des vaisseaux anglais et que le mien n'est pas de force à se défendre".

La Victoire est un senault, construit sur place aux chantiers Chaigneau et Bichon à Lormont (lieu-dit Carriet). Il ne reste de ce navire aucune trace, aucun plan, aucune gravure. Le senault ou senau est un navire de commerce gréé en brick mais portant un mâtereau nommé mât ou baguette de senau, en arrière du grand mât,  avec une corne enverguant un artimon, appelée voile de senau. Moins fin que le brick, plus lourd, avec un plus grosse carène, le senau est un deux mats gréé de voiles carrées .

Le navire acheté par La Fayette a été construit six ans auparavant en 1771, sous le nom de Comtesse de Richemond, pour Pierre Richet, petit armateur bordelais qui l'utilise pour trois voyages aux Antilles. En 1775, il est vendu 25 000 lires au négociant Labat de Serène qui le rebaptise La Bonne Mère, et l'affecte à deux voyages en droiture pour Saint-Domingue. Revendu au négociant Louis Lanoix, en février 1777, il devient La Clary au moment où La Fayette le fait acheter, en mars de la même année, pour le renommer La Victoire. C'est donc un bateau en fin de vie, mais encore en état de naviguer, sachant que la durée de vie moyenne d'un navire au XVIIIe siècle est de 10 ans et six voyages (cf. Gaston Martin,  L’ère des négriers 1993, p. 32).


Une juteuse opération commerciale...

Le financement de l'opération est complexe. La Fayette n'est pas majeur, à 19 ans, et ne peut mener seul l'opération. Même si sa famille est riche, il bénéficie du concours du Comte de Broglie, qui rêve aussi de se rendre célèbre en Amérique et finance l'opération pour son propre compte, avec l'aide de Beaumarchais. C'est donc François-Augustin Dubois-Martin, frère du secrétaire du comte qui est chargé de la transaction avec la maison des armateurs bordelais Basmarein,Raimbaux et Cie, pour 29 000 livres. 
De Broglie verse 26000 livres tournois. La beau-frère de Dubois-Martin, Pierre de Larquier prête les 3000 livres manquantes. Un capitaine, nommé Jean Baptiste Le Boursier, est engagé, qui recrute l'équipage pour la traversée.

Mais l'investissement total est de 120 000 livres avec la cargaison. 40 000 livres sont investies par La Fayette. Autant par Dubois-Martin, pour le compte de Broglie. Le Baron de Kalb, un aristocrate allemand qui veut aussi retourner en Amérique apporte le reste.

Et quelle est cette cargaison ? Des uniformes, des armes et des munitions : 5 000 fusils, en vente libre dans la place négrière de Bordeaux qui fournit le marché africain. Beaumarchais s'y approvisionne aussi, pour le même trafic. Le Comte de Broglie, qui habite Ruffec en Saintonge, possède une forge de canons et de boulets. Chef du service secret de Louis XV et marchand d'armes ! Le profit attendu de la revente est de 400 000 livres. L'expédition en Amérique est aussi une juteuse opération commerciale, assez spéculative compte tenu des risques encourus !

Pour ne pas attirer l’attention des curieux ou des espions britanniques présents sur la place de Bordeaux, La Victoire est déclarée à destination de Saint-Domingue et La Fayette n'est pas à bord au départ du navire qu'il rejoint à Pauillac. La Fayette est malade durant une grande partie des sept semaines d'un long voyage qui dure jusqu'au 12 juin 1777, date à laquelle La Victoire atteint le voisinage de Charleston. La ville sera capturée par les Anglais trois ans plus tard, en 1780. La marchandise est livrée après avoir déjoué le blocus maritime anglais. La vente se fait par l’intermédiaire de Cribbs and May pour Pierre de Basmarein, l'armateur bordelais.  

La Victoire
recharge une nouvelle cargaison de riz pour Saint-Domingue. Mais le navire ne rejoindra jamais Bordeaux : le 14 août 1777, alors qu'il quitte le port, il coule dans la rivière de Charleston, sans qu'il soit fait état d'engagement avec la flotte ennemie. 

Selon l' historien Patrick Villiers, un investissement de 50 000 livres tournois en aura rapporté 150 000, et en aurait rapporté beaucoup plus sans le naufrage et la perte de la cargaison destinée aux Antilles. Ainsi le combat pour la liberté du glorieux marquis s'appuie-t-il sur d'obscures manœuvres mercantiles, avec, sans doute, le financement occulte d'une royauté ambiguë et en décomposition. Dans l'opération, De Broglie se fait damner le pion par l'audacieux jeune homme. L'armateur bordelais de la Victoire, Pierre-Jacques Reculès de Basmarein, est conduit à la faillite par la perte de son navire et de quelques autres. Les gains financiers de La Fayette lui permettent d'offrir gracieusement ses services à l'insurrection américaine, de payer ses officiers, d'équiper ses soldats... et de se couvrir de gloire.

     CéCédille
 ______________________
  • Le premier voyage de La Fayette en Amérique est raconté en détail par le Professeur Patrick Villiers dans un texte accessible sur internet, intitulé "Une ténébreuse affaire", et dans son ouvrage"La Fayette, rêver la gloire" (2013) et aussi sur le tout nouveau site des Archives de Bordeaux . Voir aussi, du même auteur, Désinformation et contre-vérités. Le financement du navire La Victoire de Bordeaux, première expédition de La Fayette aux Etats Unis, Revue d'histoire maritime, n° 26 2019, pp. 73-86
  • L'épave de la frégate L'Hermione a été découverte au large du Croisic en 1984 à 10 milles nautiques des côtes. La dernière campagne de fouilles s'est achevée en 2005. L'ancre et les trois canons, restaurés, sont exposés au château des ducs de Bretagne, à Nantes. 
    • Les passagers figurant dans l'acte d'embarquement de La Victoire du 21 mars 1777, comme se rendant à Saint-Domingue pour leurs affaires comprenaient :
    - Jean Baptiste Le Boursier, capitaine,
    - Gilbert du Motier, marquis de La Fayette (19 ans) avec ses domestiques Jean Simon Camus (30 ans) Michel Motteau (27 ans) et Combois, son cocher.
    - le baron de Kalb (50 ans) avec son domestique François Armand Roger (20 ans).
    - François-Augustin du Boismartin dit Petit Dubois, 32 ans, de Barbezieux, avec ses domestiques Jean Eloi Lepas (18 ans) et Pierre Redon (22 ans);
    - Louis-Ange de La Colombe, 22 ans, du Puy-en-Velay;
    - Charles Bedaulx, 25 ans, de Neuchâtel, en Suisse;
    - Philippe-Louis Candon, 26 ans, de Versailles,
    - Simon de Franval, 26 ans, de La Réole ;
    - Jean de Gimat, 22 ans, d'Agen;
    - Léonard Price, 22 ans, de Sauveterre;
    - Louis Cloquet de Vrigny (36 ans), de Strasbourg;
    -  Jean-Pierre Rousseau de Fayolle, 27 ans, de Notre- Dame, près de Ruffec;
    - Guillaume de Lesser, 25 ans, d'Angoulème; 
    - Louis Sylvestre de Valfort (27 ans) de Thionville,
    embarqués, le 22 mars, à destination du Cap :
    - Jean Capitaine, 38 ans, de Ruffec
    -  le chevalier Charles François du Buysson (25 ans), de Moulin en Bouvarais,
    auxquels s'ajoutaient :
    - Edmund Brice (américain, 22 ans),
    - Louis de Morel de La Colombe (22 ans)
    -  Jean Thevet de Lessert (25 ans) 
    • Le général La Fayette, 1757-1834, notice biographique par Etienne Charavay, archiviste-paléographe, 1898)
    • Sur les "affaires" (commerce des armes, armement négrier) et la faillite de la maison de commerce bordelaise Reculès de Basmarein, Raimbaux et compagnie, voir le site des Archives de Bordeaux.
    • Patrick Villiers, Désinformations et contrevérités, le financement du navire la Victoire de Bordeaux, première expédition de La Fayette aux États-Unis, Revue d'histoire maritime n° 26, 2019
    • >
     
    • Un monument commémoratif est érigé dans le port de Pauillac (Gironde). Une plaque avec la reproduction symbolique d'un bateau aux emblèmes de la franc-maçonnerie rappelle que : " D’ici, le 25 mars 1777, s’est embarqué Marie-Joseph-Paul-Yves Gilbert Motier, marquis de La Fayette , avec l’espoir de rallier les Amériques. À bord de " La Victoire ". Aux États-Unis,
    • La Fayette a donné son nom à 40 villes et 7 comtés, ainsi qu'à une montagne. Sa statue a été érigée en 1891 au Lafayette Park, à proximité de la Maison Blanche à Washington.


        6

        Afficher les commentaires

        Chargement en cours