Otto Dix, Les joueurs de skat (1920)-

 

C'est plutôt dans l'entre-deux guerres que se situe l'action du dernier livre de Pierre Lemaitre, Au revoir là-haut. Mais les premières pages auront entrainé le lecteur quelques années plus tôt dans l'horreur des tranchées où se scelle le destin tragique d’Édouard et d'Albert, les protagonistes de son roman.

L'histoire qu'il développe ensuite est plutôt celle d'une jolie escroquerie - mâtinée d'abus de confiance - montée par les compères à l'occasion des marchés passés pour la construction des quelque 36 000 monuments aux morts érigés, entre 1920-1925, dans les communes de France.

Comme le récit est un "page-tuner" en forme de "polar", il vaut mieux n'en rien dire, pour ne pas gâcher le plaisir du lecteur à suivre les aventures tragi-comiques d'une bande d'affreux, quelquefois sales, toujours méchants, décidés à s'enrichir du chagrin et du malheur du pauvre monde. Le tout dans un univers de bande dessinée, haut en couleurs et en horreurs, dans un puzzle de tableaux et de scènes qui évoquent l'univers des masques et des démons chers au peintre James Ensor.

James Ensor, La mort et les masques (1927)

 

Peut-être est-ce aussi la limite de ce livre, qui ne traite de l'âme humaine que par ses côtés nocturnes, dérisoires et farcesques, hormis l'étrange et touchante sollicitude d'Albert pour son ami Édouard, terrible fantôme échappé - mais pas vraiment - de la boucherie du front.

Il peut y avoir péril à traiter par le comique les grands drames de l'Histoire, dont la mémoire est encore présente. Roberto Benigni s'y était risqué dans son film La vie est belle (1997), en sauvant l'émotion, ce que n'arrive pas toujours à faire Pierre Lemaitre, si brillant sur tous les autres registres.

Aussi informé et fidèle à l'Histoire que soit son propos, il ne dispense donc pas le lecteur de revenir à la source, dans les témoignages des poilus, écrivains ou pas, qui attestent de ce que la fiction ne pourra jamais faire revivre.

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Une fois fermé le roman, qui se lit d'une traite, vient l'idée de rajouter à ses références et reconnaissances de dettes (dans le précieux chapitre final "Et pour finir...") :

- La Vie et rien d'autre, le beau film de Tavernier (1987), avec la haute figure du commandant Dellaplane (Philippe Noiret) chargé de recenser les soldats disparus.




- Le spectacle étonnant, donné au Théâtre La Bruyère, de ce poilu figé dans le bronze sur un monument aux morts d'une petite commune,  qui s'anime soudain et descend de son socle pour se raconter. Le journal d'un poilu est adapté du "Journal de Guerre" d'Henri Laporte, admirablement porté par le comédien Didier Brice.
Journal d'un Poilu

 - Ce passage du Grand troupeau de Giono  :

...Il y a de ces hôpitaux, vous savez, où ils vous font cracher les tripes et les boyaux. Là, c'est la douceur, la douceur douce, le paradis. C'est juste derrière la ville, dans la boucle du Rhône. Il y a un grand parc, le Rhône est au bout. Vous voyez, le Rhône fait le tour comme ça. Du temps où je ne pouvais pas prendre les béquilles, on me portait sur le perron, juste au coin. J'écoutais siffler les bateaux. D'un coup, entre les arbres, je voyais le mât et les petits drapeaux le long des ficelles. Ça passait là-bas sur le Rhône. Je suivais de l'œil. Ça faisait tout le tour du parc, là-bas au fond, et puis ça s'en allait avec un coup de sifflet. Je me disais: ça descend vers Valence...
... on nous a mis par ordre: ceux à qui il manque la jambe, d'un côté; ceux à qui il manque le bras, de l'autre côté. Et puis, d'ici ceux qui n'ont plus de jambes. Et puis d'ici, ceux qui n'ont  plus de bras. Et puis là-bas, ceux qui n'ont plus ni bras, ni jambes...

...Moi, justement, pour ma jambe qui reste, il faut que je fasse de l'exercice. Alors, je pars par l'allée Foch, je tourne dans l'allée Joffre, je prends le chemin Pétain au bord de l'eau, puis du rond-point des Alliés, je vais là-bas au fond écouter l'accordéon des aveugles.

Ah! les aveugles! Justement on les a tous mis ensemble, là-bas au fond. Ça en a été une d'histoire ça, l'accordéon! Figurez-vous qu'avant l'accordéon, de rester tout le temps dans le noir, ces hommes ça les rendait presque fous. On était obligé de garder le bord du Rhône. Ils auraient usé le pape. Un jour, un de ceux-là se fait acheter une flûte de quatre sous. Il se met à jouer. Il y avait de quoi pleurer. La supérieure est venue; elle a dit : "Ce qu'il vous faudrait, c'est un accordéon".

...Alors il y a une fille riche de la ville qui a acheté un accordéon aux aveugles. Depuis ça va, ils ne demandent plus rien; ils écoutent. Quand on sort en ville le dimanche, tous en bande (et les aveugles poussent les petites brouettes de ceux qui n'ont plus de jambes), ils ne laissent pas l'accordéon. Ils l'emportent. Ils savent qu'ils ne pourront pas jouer en ville, que c'est défendu. Ils l'emportent quand même et, de temps en temps, ils demandent: "Tu l'as?".
                                 Jean Giono, Le grand troupeau (Gallimard, nrf, 1931, p. 226 et suiv.) 

-Le récit autobiographique (et peu connu)  de l'écrivain Jacques Perret, qui semble tout droit sorti d'Au revoir là-haut, l'émotion et la vérité en plus :
"Amené par le mouvement de l'offensive à traverser un chemin sous le feu d'une mitrailleuse, mon frère fut tué le 25 septembre 1916, au lieu-dit l'Épine de Malassise, commune de Bouchavesnes, Somme. Un ou deux ans plus tard, le front s'étant éloigné, le service du rassemblement des morts nous fit savoir qu'on allait entreprendre, dans le secteur qui nous intéressait, l'exhumation des corps enterrés à la hâte sur le champ de bataille, afin de les réunir au cimetière militaire en cours d'aménagement... Mon père, long fantôme noir, parcourait à grands pas ce désert livide et parfois il trébuchait dans ce louche poudingue tout regorgeant de carcasses. De ses petits yeux bordés de rouge il cherchait son fils. " Nous l'avons pourtant repéré l'autre jour, disaient les croque-morts, c'est facile, ils sont trois ensemble". Mon père cherchait son fils, et je me doute bien qu'il n'avait d'autre idée en tête que de le supplier de prendre sa place, ordinaire supplique des pères survivants. Nous le trouvâmes enfin. On l'avait enterré avec ses camarades en effet, nous le savions; mais les tumulus étaient confondus et les croix déchiquetées, plusieurs fois replantées, car la bataille s'était retirée lentement. Aux premiers coups de pelle les os couleur de rouille furent mis à jour et les fossoyeurs, constatant bientôt qu'ils étaient un peu mélangés, invitèrent doucement mon père à reconnaître là-dedans ce qui appartenait à son fils. " D'après la dentition, disaient-ils, ou la taille des os longs." Il hocha la tête, me consulta du regard, et répondit aimablement quelque chose comme : "Faites pour le mieux", car il était non seulement la pudeur, mais l'obligeance mêmes. Les fossoyeurs firent trois lots dans lesquels vraisemblablement les trois camarades avaient donné chacun leur part. Les débris furent placés dans le fond de trois sacs dûment étiquetés, tandis que mon père, d'un signe de croix, remettait à Dieu le soin d'arranger tout cela, si besoin était, le jour venant. Le petit cortège regagna la camionnette qui nous attendait sur une espèce de route. Marchaient en avant les porteurs de sac, la famille suivait. Nous avions l'air de voleurs de pommes de terre."

Jacques Perret,  La mort de mon grand frère  in : Dans la musette du caporal, Le dilettante, 2011, p. 34-35.
     CéCédille

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