"... je continuai de regarder à travers le hublot. L'ouverture circulaire encadrait dans son cerclage de cuivre un fragment des quais, avec une rangée de futailles alignées sur le sol gelé et sur la remorque d'une grande charrette. Le conducteur au nez rouge, vêtu d'une blouse et d'un bonnet de laine, était appuyé contre la roue. Un agent des douanes, en capote bleue ceinturée, avait l'air désœuvré et déprimé d'être exposé aux frimas comme à la monotonie de son existence professionnelle. Un arrière-plan de maisons sales trouvait sa place dans le tableau encadré par mon hublot, au-delà d'un large espace de quai pavé couvert de boue brune gelée. Les couleurs étaient sombres, et l'élément le plus frappant était un petit café avec des fenêtres à rideaux et une mauvaise façade de bois blanc, en accord avec la médiocrité de ce quartier pauvre en bordure de la rivière..."

 

Joseph Conrad, portrait à l'encre,
Gabriel Coste - 08/2020

 Le hublot, au travers duquel Joseph Conrad dessine son tableau (Souvenirs personnels, Le Livre de Poche, p. 33) est celui de l'Adowa, steamer affrété par une compagnie fantôme française, la FCTC, pour transporter sur 460 couchettes des immigrants vers le Canada. Ce navire est d'abord amarré au centre de la ville de Rouen, dont il est une attraction. On le visite sous la conduite du lieutenant Conrad qui parle parfaitement français. Mais il est bientôt relégué près d'un "quai boueux et misérable" durant les deux mois de novembre et décembre 1893 où il gèle à pierre fendre. La compagnie est en difficulté financière et n'organisera aucun voyage. C'est le dernier embarquement - à quai - de Joseph Conrad, après 9 ans et 4 mois passés à naviguer (dont seulement 10 mois comme capitaine). C'est là qu'il commence à écrire La folie Almayer, son premier roman.

L'écrivain raconte cet épisode, et bien d'autres, dans ses Souvenirs

Ceux de ses examens de passage de son brevet de capitaine sont savoureux, comme la visite de la "fille du général" en pleine rédaction de son roman Nostromo : elle fait irruption dans l'atelier de travail alors qu'il s'efforce de terminer son œuvre :

Le Costaguana tout entier... s’était écoulé dans un fracas assourdissant... Il y avait des pages de manuscrit sur et sous la table, un paquet d'une copie dactylographie sur un chaise, des feuilles éparses avaient volé dans les coins éloignés... Elle garda un instant le silence, puis, avec un dernier regard circulaire sur les vestiges de mon combat, elle dit :
- Et vous restez là, assis, à écrire votre- votre...
- Je-quoi ? Oh oui ! Je reste là toute la journée.
- Ce doit être vraiment merveilleux !

Je pense que, n’étant plus très jeune, j'étais sur le point d'avoir une attaque...

 
Christophe Blain,
Le réducteur de vitesse
La rencontre du jeune Conrad, au large de Marseille, avec le premier navire anglais, nommé James Westoll, qu'il tâte de la main du bas de son dinghy, est un moment de grâce, comme le tableau qu'il fait du vapeur qui repart vers la Joliette, "dans l'atmosphère incolore et translucide qui baignait les contours gris et massifs de cette terre méridionale" déployant un pavillon rouge palpitant sur sa hampe, "seul point de couleur vive - intense comme une flamme, bientôt minuscule comme l'infime étincelle rouge que le reflet concentré d'un grand feu allume au cœur pur d'un globe de verre". 

Sans doute vaut-il mieux avoir, préalablement, lu l’œuvre de l'écrivain ou les romans dont il parle, pour apprécier ces Souvenirs. Mais ils sont, en soi, pleins de charme, de bonheurs d'écriture et d'humour.

Rares sont les écrivains qui, d'aussi bonne grâce et avec un tel talent, ont commenté leurs écrits. On pense, chez nous, à Pierre Michon (Le roi vient quand il veut). Toutes les nouvelles de Conrad sont précédées d'un texte qui évoque les circonstances dans lesquelles il a été écrit, y compris ce livre de Souvenirs. Un making-of, en quelque sorte. Et le lecteur, selon la technique critique de Sainte-Beuve, croit connaître l’œuvre à travers le prisme de la vie de l'auteur. Trompeuse impression ! 

Les commentateurs attentifs ont noté les approximations : Almayer s'appelle Olmeijer, et Conrad ne l'a probablement pas connu, pas plus que Lingard. Aucun vapeur n'a porté le nom de James Westoll... Rien n'est tout à fait vrai dans ces confessions. Ni tout à fait faux, sans doute...

"Conrad laisse simplement voir dans ses Souvenirs comment l'on peut transformer la réalité vécue. Avec un malin plaisir..." dit justement Emmanuel Dazin dans la postface de l'édition du Livre de Poche.
 
 
Francis Blanche le dit autrement, dans "Les tontons flingueurs"  : "C'est curieux, chez les marins, ce besoin de faire des phrases..."

Le hublot du début fait entrevoir un autre hublot, dans lequel on aperçoit un autre hublot...

Chez Conrad, la littérature, comme la mer, a ses abîmes/abymes...
 
 
     CéCédille

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  • À la fin de l'année 1893, le vapeur Adowa, qui appartient à la Compagnie Franco-Canadienne (Franco-Canadian Transport Company), s'amarre au port de Rouen, au centre-ville, près de l'Opéra, puis sur un quai relégué. L'Adowa ne prendra jamais la mer pour ce transport d'émigrés. La société insolvable, attaquée en justice pour avoir rompu des engagements, dépose son bilan. Le navire revient à ses propriétaires londoniens. En janvier 1894, l'Adowa retourne à Londres où débarque Conrad, mettant ainsi fin à sa carrière maritime.

Stanislas Lépine (1835-1892)
 "Voiliers à Rouen" 
musée Faure
Aix-les-Bains (Savoie, France)
  • La phrase (ici), extraite des "Tontons flingueurs" réalisé par Georges Lautner - 1963 et due à son dialoguiste Michel Audiard.
  •  A personnal record, some reminiscences a été publié par Joseph Conrad en 1912. L'édition du Livre de Poche parue en octobre 2013 reprend celle parue en 2012 aux éditions Autrement, dans une traduction d'Odette Lamolle, avec une postface d'Emmanuel Dazin.
  • Pour suivre à la trace les personnages de "l'Orient mystérieux " de Joseph Conrad (Almayer's Folly -La Folie Almayer- 1895; An Outcast of the Islands- Un paria des îles-1896; Lord Jim -Lord Jim- 1900; The Rescue -La Rescousse- 1920) on lira l'étude de Young Gavin, Les fantômes de Joseph Conrad, Un voyage en Extrême-Orient, Payot, 1993.
  • Anne Gaëlle Weber: A beau mentir qui vient de loin. Savants, voyageurs et romanciers au XIXème siècle, Honoré Champion, Paris, 2004
  • Une biographie récente : Michel Renouard, Joseph Conrad, folio 112, 2014 qui comprend notamment une importante filmographie (p. 318 et suiv.)
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    Temps de service effectif de Joseph Conrad dans la marine marchande : 9 ans et 4 mois passés à naviguer (dont seulement 10 mois comme capitaine, sur l'Otago)


    Nom du navireCapitaineArmementqualiténaturetonnagedatesdestinationdurée en mois










    1875Mont BlancDuteilDelestangpilotintrois mats barque394juin décembre 1875Antilles4
    1876Saint AntoineEscarras Cervoni secondDelestangstewardvapeur
    Aout 76 à Février 77Antilles7
    1878MavisMunnings
    matelotgoélette de cabotage764Avril 78 à juin 78Crimée2
    1879Skimmer of the seas

    matelotclipper lainier
    juillet septembre 1878Lowestoft3
    1878Duke of Sutherland

    homme d'équipageclipper lainier
    Oct 78 oct 79Sydney12
    1879EuropaMunro
    matelotVapeur 676Déc 79 janv 80
    2
    1880Loch EtiveStuart
    second lieutenantVoilier cargaison de charbon1287Sept 80 avril 81
    7
    1881Palestine

    lieutenantVoilier cargaison de charbon425Sept 81 Bangkok1
    1882Palestine

    lieutenantVoilier cargaison de charbon425Sept 82 avril 83Bangkok7
    1883RiversdaleMc Donald

    Voilier 1490Sept 83 avril 84Madras7
    1884NarcissusDuncan
    lieutenantVoilier
    Avril– sept 84 Bombay Dunkerque5
    1885TilkhurstBlake
    lieutenantVoilier 1527avril sept 85Singapour5
    1886TilkhurstBlake
    lieutenantVoilier 1527Janvier – juin 86Calcutta Dundee5
    1886Falconhurst

    lieutenantVapeur
    Déc 86 janv 87
    0
    1887Highland Forest John Mc Whir
    second Voilier 1040Février – juillet 86Java5
    1887VidarCraigarabepr)emier officierVapeur 300Août 87 – Janv 88
    17
    1888OtagoConradHenry Simpson & SonsCapitaineVoilier
    Avril 88- février 89
    10
    1890Roi des BelgesKoch
    surnumérairevapeur à roues à aube15Août – septembre 90Stanley falls1
    1891TorrensCope
    second trois mats barque
    nov 91-fev92Adélaïde3
    1892TorrensCope
    second trois mats barque
    Avril-septembreAngleterre5
    1892TorrensCope
    second trois mats barque
    oct92-janvier93Adélaïde3
    1893AdowaFroud
    second vapeur
    nov décRouen1
     
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