"... je continuai de regarder à travers le hublot. L'ouverture circulaire encadrait dans son cerclage de cuivre un fragment des quais, avec une rangée de futailles alignées sur le sol gelé et sur la remorque d'une grande charrette. Le conducteur au nez rouge, vêtu d'une blouse et d'un bonnet de laine, était appuyé contre la roue. Un agent des douanes, en capote bleue ceinturée, avait l'air désœuvré et déprimé d'être exposé aux frimas comme à la monotonie de son existence professionnelle. Un arrière-plan de maisons sales trouvait sa place dans le tableau encadré par mon hublot, au-delà d'un large espace de quai pavé couvert de boue brune gelée. Les couleurs étaient sombres, et l'élément le plus frappant était un petit café avec des fenêtres à rideaux et une mauvaise façade de bois blanc, en accord avec la médiocrité de ce quartier pauvre en bordure de la rivière..."
Le hublot, au travers duquel Joseph Conrad dessine son tableau (Souvenirs personnels, Le Livre de Poche, p. 33) est celui de l'Adowa, steamer affrété par une compagnie fantôme française, la FCTC, pour transporter sur 460 couchettes des immigrants vers le Canada. Ce navire est d'abord amarré au centre de la ville de Rouen, dont il est une attraction. On le visite sous la conduite du lieutenant Conrad qui parle parfaitement français. Mais il est bientôt relégué près d'un "quai boueux et misérable" durant les deux mois de novembre et décembre 1893 où il gèle à pierre fendre. La compagnie est en difficulté financière et n'organisera aucun voyage. C'est le dernier embarquement - à quai - de Joseph Conrad, après 9 ans et 4 mois passés à naviguer (dont seulement 10 mois comme capitaine). C'est là qu'il commence à écrire La folie Almayer, son premier roman.
L'écrivain raconte cet épisode, et bien d'autres, dans ses Souvenirs.
Ceux de ses examens de passage de son brevet de capitaine sont savoureux, comme la visite de la "fille du général" en pleine rédaction de son roman Nostromo : elle fait irruption dans l'atelier de travail alors qu'il s'efforce de terminer son œuvre :
Ceux de ses examens de passage de son brevet de capitaine sont savoureux, comme la visite de la "fille du général" en pleine rédaction de son roman Nostromo : elle fait irruption dans l'atelier de travail alors qu'il s'efforce de terminer son œuvre :
Le Costaguana tout entier... s’était écoulé dans un fracas assourdissant... Il y avait des pages de manuscrit sur et sous la table, un paquet d'une copie dactylographie sur un chaise, des feuilles éparses avaient volé dans les coins éloignés... Elle garda un instant le silence, puis, avec un dernier regard circulaire sur les vestiges de mon combat, elle dit :
- Et vous restez là, assis, à écrire votre- votre...
- Je-quoi ? Oh oui ! Je reste là toute la journée.
- Ce doit être vraiment merveilleux !
Je pense que, n’étant plus très jeune, j'étais sur le point d'avoir une attaque...
Christophe Blain, Le réducteur de vitesse |
La rencontre du jeune Conrad, au large de Marseille, avec le premier navire anglais, nommé James Westoll, qu'il tâte de la main du bas de son dinghy, est un moment de grâce, comme le tableau qu'il fait du vapeur qui repart vers la Joliette, "dans l'atmosphère incolore et translucide qui baignait les contours gris et massifs de cette terre méridionale" déployant un pavillon rouge palpitant sur sa hampe, "seul point de couleur vive - intense comme une flamme, bientôt minuscule comme l'infime étincelle rouge que le reflet concentré d'un grand feu allume au cœur pur d'un globe de verre".
Sans doute vaut-il mieux avoir, préalablement, lu l’œuvre de l'écrivain ou les romans dont il parle, pour apprécier ces Souvenirs. Mais ils sont, en soi, pleins de charme, de bonheurs d'écriture et d'humour.
Rares sont les écrivains qui, d'aussi bonne grâce et avec un tel talent, ont commenté leurs écrits. On pense, chez nous, à Pierre Michon (Le roi vient quand il veut). Toutes les nouvelles de Conrad sont précédées d'un texte qui évoque les circonstances dans lesquelles il a été écrit, y compris ce livre de Souvenirs. Un making-of, en quelque sorte. Et le lecteur, selon la technique critique de Sainte-Beuve, croit connaître l’œuvre à travers le prisme de la vie de l'auteur. Trompeuse impression !
Les commentateurs attentifs ont noté les approximations : Almayer s'appelle Olmeijer, et Conrad ne l'a probablement pas connu, pas plus que Lingard. Aucun vapeur n'a porté le nom de James Westoll... Rien n'est tout à fait vrai dans ces confessions. Ni tout à fait faux, sans doute...
"Conrad laisse simplement voir dans ses Souvenirs comment l'on peut transformer la réalité vécue. Avec un malin plaisir..." dit justement Emmanuel Dazin dans la postface de l'édition du Livre de Poche.
Sans doute vaut-il mieux avoir, préalablement, lu l’œuvre de l'écrivain ou les romans dont il parle, pour apprécier ces Souvenirs. Mais ils sont, en soi, pleins de charme, de bonheurs d'écriture et d'humour.
Rares sont les écrivains qui, d'aussi bonne grâce et avec un tel talent, ont commenté leurs écrits. On pense, chez nous, à Pierre Michon (Le roi vient quand il veut). Toutes les nouvelles de Conrad sont précédées d'un texte qui évoque les circonstances dans lesquelles il a été écrit, y compris ce livre de Souvenirs. Un making-of, en quelque sorte. Et le lecteur, selon la technique critique de Sainte-Beuve, croit connaître l’œuvre à travers le prisme de la vie de l'auteur. Trompeuse impression !
Les commentateurs attentifs ont noté les approximations : Almayer s'appelle Olmeijer, et Conrad ne l'a probablement pas connu, pas plus que Lingard. Aucun vapeur n'a porté le nom de James Westoll... Rien n'est tout à fait vrai dans ces confessions. Ni tout à fait faux, sans doute...
"Conrad laisse simplement voir dans ses Souvenirs comment l'on peut transformer la réalité vécue. Avec un malin plaisir..." dit justement Emmanuel Dazin dans la postface de l'édition du Livre de Poche.
Francis Blanche le dit autrement, dans "Les tontons flingueurs" : "C'est curieux, chez les marins, ce besoin de faire des phrases..."
Le hublot du début fait entrevoir un autre hublot, dans lequel on aperçoit un autre hublot...
Chez Conrad, la littérature, comme la mer, a ses abîmes/abymes...
CéCédille
______________________________
- À la fin de l'année 1893, le vapeur Adowa, qui appartient à la Compagnie
Franco-Canadienne (Franco-Canadian Transport
Company), s'amarre au port de Rouen, au centre-ville,
près de l'Opéra, puis sur un quai relégué. L'Adowa ne prendra jamais la mer pour ce transport d'émigrés. La
société insolvable, attaquée en
justice pour avoir
rompu des engagements, dépose son bilan. Le navire revient à ses propriétaires londoniens. En janvier 1894, l'
Adowa retourne à Londres où débarque Conrad, mettant ainsi fin à sa carrière maritime.
- La phrase (ici), extraite des "Tontons flingueurs" réalisé par Georges Lautner - 1963 et due à son dialoguiste Michel Audiard.
- A personnal record, some reminiscences a été publié par Joseph Conrad en 1912. L'édition du Livre de Poche parue en octobre 2013 reprend celle parue en 2012 aux éditions Autrement, dans une traduction d'Odette Lamolle, avec une postface d'Emmanuel Dazin.
- Pour suivre à la trace les personnages de "l'Orient mystérieux " de Joseph Conrad (Almayer's Folly -La Folie Almayer- 1895; An Outcast of the Islands- Un paria des îles-1896; Lord Jim -Lord Jim- 1900; The Rescue -La Rescousse- 1920) on lira l'étude de Young Gavin, Les fantômes de Joseph Conrad, Un voyage en Extrême-Orient, Payot, 1993.
- Joseph Conrad par Raymond Las Vergnas : Première diffusion le 13 octobre 1958 sur La Chaîne Nationale.
- Anne Gaëlle Weber: A beau mentir qui vient de loin. Savants, voyageurs et romanciers au XIXème siècle, Honoré Champion, Paris, 2004
- Une biographie récente : Michel Renouard, Joseph Conrad, folio 112, 2014 qui comprend notamment une importante filmographie (p. 318 et suiv.)
___________________________________________________
Nom du navire | Capitaine | Armement | qualité | nature | tonnage | dates | destination | durée en mois | |
1875 | Mont Blanc | Duteil | Delestang | pilotin | trois mats barque | 394 | juin décembre 1875 | Antilles | 4 |
1876 | Saint Antoine | Escarras Cervoni second | Delestang | steward | vapeur | Aout 76 à Février 77 | Antilles | 7 | |
1878 | Mavis | Munnings | matelot | goélette de cabotage | 764 | Avril 78 à juin 78 | Crimée | 2 | |
1879 | Skimmer of the seas | matelot | clipper lainier | juillet septembre 1878 | Lowestoft | 3 | |||
1878 | Duke of Sutherland | homme d'équipage | clipper lainier | Oct 78 oct 79 | Sydney | 12 | |||
1879 | Europa | Munro | matelot | Vapeur | 676 | Déc 79 janv 80 | 2 | ||
1880 | Loch Etive | Stuart | second lieutenant | Voilier cargaison de charbon | 1287 | Sept 80 avril 81 | 7 | ||
1881 | Palestine | lieutenant | Voilier cargaison de charbon | 425 | Sept 81 | Bangkok | 1 | ||
1882 | Palestine | lieutenant | Voilier cargaison de charbon | 425 | Sept 82 avril 83 | Bangkok | 7 | ||
1883 | Riversdale | Mc Donald | Voilier | 1490 | Sept 83 avril 84 | Madras | 7 | ||
1884 | Narcissus | Duncan | lieutenant | Voilier | Avril– sept 84 | Bombay Dunkerque | 5 | ||
1885 | Tilkhurst | Blake | lieutenant | Voilier | 1527 | avril sept 85 | Singapour | 5 | |
1886 | Tilkhurst | Blake | lieutenant | Voilier | 1527 | Janvier – juin 86 | Calcutta Dundee | 5 | |
1886 | Falconhurst | lieutenant | Vapeur | Déc 86 janv 87 | 0 | ||||
1887 | Highland Forest | John Mc Whir | second | Voilier | 1040 | Février – juillet 86 | Java | 5 | |
1887 | Vidar | Craig | arabe | pr)emier officier | Vapeur | 300 | Août 87 – Janv 88 | 17 | |
1888 | Otago | Conrad | Henry Simpson & Sons | Capitaine | Voilier | Avril 88- février 89 | 10 | ||
1890 | Roi des Belges | Koch | surnuméraire | vapeur à roues à aube | 15 | Août – septembre 90 | Stanley falls | 1 | |
1891 | Torrens | Cope | second | trois mats barque | nov 91-fev92 | Adélaïde | 3 | ||
1892 | Torrens | Cope | second | trois mats barque | Avril-septembre | Angleterre | 5 | ||
1892 | Torrens | Cope | second | trois mats barque | oct92-janvier93 | Adélaïde | 3 | ||
1893 | Adowa | Froud | second | vapeur | nov déc | Rouen | 1 |
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