Rien de plus littéraire que le thème du pont. Le pont sur la Drina permet à Ivan Andric de faire l'histoire de son pays au gré des invasions et des empires. Les auteurs aiment ce symbole du lien. "Je n’ai jamais rêvé que de ponts, écrit que d’eux, pensé que sur ou sous eux ; je n’ai jamais aimé qu’eux" dit Michel Serres, dans L'Art des ponts. On est pour les ponts qui relient, et contre les murs qui séparent.

En décidant de construire un pont sur l'Oyapock, deux chefs d'État (Jacques Chirac et Fernando Henrique Cardoso) ont pensé ainsi, en novembre 1997, laisser leur nom à la postérité dans un enjambement historique, néanmoins resté inaperçu. Pourtant, relier le Brésil à un département français fait rêver, même s'il s'agit de la Guyane, toute proche.

Gustave Labarbe,
maire de Champignac
 
On s'attend à trouver, pour célébrer un tel projet, l'emphase du maire de Champignac ou le souffle inspiré de l'écrivain (ainsi, Maylis de Kerangal).  Rien de tel, pourtant, dans les rapports parlementaires autorisant le projet, lesquels relèvent de la littérature grise, à l'Assemblée nationale comme au Sénat, se contentant d'un descriptif assez morne, assorti du relevé de son coût (30 millions d'euros, dont la moitié à la charge de la France), très probablement sous-évalué.

En revanche, un documentaire d'une équipe d'anthropologues du CNRS a étudié attentivement, sur place, les effets de ce projet. Et ses conclusions sont beaucoup plus explicites : ce pont risque de ne pas servir à grand-chose.

D'abord, pour qu'un pont ne soit pas qu'un monument inutile, il faut qu'il soit relié à des routes dignes de ce nom. Or, si une route a bien été construite en Guyane, de Cayenne à Saint Georges, en revanche, au Brésil, la route vers Macapa, capitale de l'État d'Amapa n'est encore qu'une piste dans la forêt amazonienne. Et puis,  si ce pont est un lien, il est surtout une frontière. Il sera donc protégé par un poste de douane. Car les forces de police, les gendarmes, l'armée de terre (3ᵉ Régiment étranger d'infanterie) épaulent les fonctionnaires des Douanes dans leur mission de surveillance de l'Oyapock. Ce pont sert à passer le fleuve, certes, mais il s'agit de bloquer les marchandises non conformes aux normes européennes et de refouler les voyageurs en situation irrégulière, soit l'essentiel du trafic. Ce qui ne changera d'ailleurs probablement rien aux échanges traditionnels entre les deux rives de ce fleuve immense, aisément franchissable en pirogue, pour tous les refoulés du pont.

En écoutant, un dimanche matin, l'excellente émission "Interceptions" de France-inter qui raconte cette histoire édifiante (rediffusée dimanche 24 juillet 2011 entre 9 et 10 heures),  le promeneur du port de la lune, sur les quais de Garonne, admire les travaux en cours du pont Bacalan-Bastide, entre les deux rives de Bordeaux nord.

 
Sa travée levante, au tirant d'air de 55 mètres au-dessus du lit de la Garonne en position haute, devrait assurer, s'il fonctionne comme prévu, un spectacle intermittent inédit et des embouteillages mémorables, puisque le débit de 3000 véhicules/heure sera interrompu à chaque manœuvre pendant de longs moments.

Comme sur l'Oyapock, seule la voie d'accès sur la rive gauche est tracée. Sur la rive droite de Bordeaux, le pont débouche sur une friche industrielle.  Là aussi, l'homme politique veut marquer son mandat par un pont parachevant l'aménagement  - si réussi par ailleurs - des quais.

Étrange destin que celui d'un pont : sur l'objectif prosaïque d'amener à pied sec le voyageur sur l'autre rive s'édifie l'ambition immodeste du politique de laisser sa marque glorieuse à la postérité.
 
Les années passant, après l'inauguration des ouvrages et leur inscription dans leur tissu géographique et sociologique, il se peut que le scepticisme critique soit démenti par la capacité du territoire à s'organiser et à se recomposer en majesté, comme le corail sur les vieilles épaves ! C'est le souhait que l'on formule.

Vestiges du pont transbordeur inachevé
entre les deux guerres (flèches)
 
D'autres scénarios, moins heureux, flottent autour des vestiges du plus grand pont transbordeur du monde, dont le Président Fallières posa, à Bordeaux, en 1910, la première pierre, au droit du cours du Médoc. Ses orgueilleuses tours métalliques de 95 mètres de haut furent dressées comme deux tours Eiffel sur chaque rive. Il ne fut jamais mis en service et ses pylônes furent détruits en 1942, les Allemands récupérant la ferraille à des fins militaires, laissant aujourd'hui les traces furtives de ses embases de pierre à l'imagination des rêveurs.

     CéCédille

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Débouché du pont de Bordeaux sur une friche industrielle,
(Sud Ouest  25/10/2012)



Le pont Bacalan-Bastide, Bordeaux, juillet 2012


  • Cinq années plus tard : Si le mécanisme de levage du pont n'a pas posé problème, la circulation sur le pont Chaban Delmas à Bordeaux est de plus en plus difficile en l'absence de débouchés sur la rive droite (cf journal Sud-Ouest: Circulation à Bordeaux : l'enfer du pont Chaban - 06/11/2015)


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