Thomas More par Hans Holbein le jeune
1540, Galerie nationale d'Art ancien (Rome)
 
Qui l'eut cru ? Les hommes politiques ont un saint patron !

Canonisé en 1935 par Pie XI, le saint a été proclamé "Patron" par lettre apostolique de Jean-Paul II, le 31 octobre 2000 : 
"...j’établis et je déclare Patron céleste des Responsables de gouvernement et des hommes politiques saint Thomas More, et je décide que doivent lui être attribués tous les honneurs et les privilèges liturgiques qui reviennent, selon le droit, aux Patrons de catégories de personnes."
Voilà qui est dit ! 

Et nul doute que la vie exemplaire de Thomas More justifie amplement cette distinction. 

Le texte de la lettre apostolique, pour un esprit moqueur, peut faire songer à ces discours d'installation de magistrat ou de remise de décoration, qui s'appliquent pieusement à l'enluminure hagiographique. Mais, chose étrange, le souverain pontife ne fait nulle mention des œuvres du récipiendaire, parmi lesquelles celle qui lui valut célébrité : "L'Utopie". Le mot même n'y figure pas.  Il se pourrait que ce ne soit pas sans raison.

L'Utopie

L'Utopie, écrite en 1516, au moment où sont diffusés les premiers livres profanes imprimés selon le procédé de Gutenberg, au moment de la rédaction du Prince de Machiavel (1513), de la publication de  l’Éloge de la folie d’Érasme  (1511), est un livre étonnant et détonnant. 
 
Gravure représentant la discussion
entre Hytlodée, Gilles et Thomas More,
dans le jardin de ce dernier, à Anvers,
Édition Utopia de 1518
Washington,  Folger Shakespeare Library

 

Étonnant par sa construction : La première partie du livre met en scène sous forme d'un dialogue vivant et naturel les échanges entre un ambassadeur en vacances (Thomas More lui-même), son ami imprimeur (Pierre Gilles) et un imaginaire voyageur portugais de rencontre, bavard et savant, Raphaël Hythlodée. Lequel rapporte aussi, en abyme, des échanges de table avec l'archevêque de Canterbury, Chancelier d'Angleterre sur la meilleure politique pénale. Échanges vifs et houleux, car les opinions sont opposées. Un bouffon se fait houspiller par un homme d’Église : on se croirait dans une émission télévisée de fin de soirée. Le lecteur est fasciné !

Gravure de la carte de l'île d'Utopie
par Ambrosius Holbein,
pour les éditions imprimées en 1518
chez Johann Froben
 
Détonnant par son contenu : On trouve dans "L'Utopie", à côté de toutes sortes de propositions ingénieuses ou prémonitoires (couveuses artificielles, maisons ignifugées, universités populaires, hygiène des hôpitaux, droit de mourir dans la dignité...), la plus féroce critique du système social existant. Car la découverte du nouveau monde permet de comparer désormais les régimes politiques, et  Raphaël, dans ses voyages, " y a observé un grand nombre de lois capables d'éclairer, de régénérer les villes, nations et royaumes de la vieille Europe ". Laquelle meurt de l'exploitation des pauvres par les riches et d'une économie pervertie par l'esprit de lucre.

Échantillon de l'analyse : 
 "N’est-elle pas inique et ingrate la société qui prodigue tant de biens à ceux qu’on appelle nobles, à des joailliers, à des oisifs, ou à ces artisans de luxe, qui ne savent que flatter et servir des voluptés frivoles ? quand, d’autre part, elle n’a ni cœur ni souci pour le laboureur, le charbonnier, le manœuvre, le charretier, l’ouvrier, sans lesquels il n’existerait pas de société. Dans son cruel égoïsme, elle abuse de la vigueur de leur jeunesse pour tirer d’eux le plus de travail et de profit ; et dès qu’ils faiblissent sous le poids de l’âge ou de la maladie, alors qu’ils manquent de tout, elle oublie leurs nombreuses veilles, leurs nombreux et importants services, elle les récompense en les laissant mourir de faim.
Ce n’est pas tout. Les riches diminuent, chaque jour, de quelque chose le salaire des pauvres, non seulement par des menées frauduleuses, mais encore en publiant des lois à cet effet. Récompenser si mal ceux qui méritent le mieux de la république semble d’abord une injustice évidente ; mais les riches ont fait une justice de cette monstruosité en la sanctionnant par des lois.
C’est pourquoi, lorsque j’envisage et j’observe les républiques aujourd’hui les plus florissantes, je n’y vois, Dieu me pardonne ! qu’une certaine conspiration des riches faisant au mieux leurs affaires sous le nom et le titre fastueux de république. Les conjurés cherchent par toutes les ruses et par tous les moyens possibles à atteindre ce double but :
Premièrement, s’assurer la possession certaine et indéfinie d’une fortune plus ou moins mal acquise ; secondement, abuser de la misère des pauvres, abuser de leurs personnes, et acheter au plus bas prix possible leur industrie et leurs labeurs.
Et ces machinations décrétées par les riches au nom de l’État, et par conséquent au nom même des pauvres, sont devenues des lois."
(chapitre : Des religions de l'Utopie)

Voici, fortement exprimé, ce que rediront plus tard le comte de Saint-Simon (sur le thème abeilles et frelons !) ou Karl Marx. Il préfigure les thèses de Proudhon sur la propriété. Il réclame, le premier, le revenu universel. Il réclame, plus d'un siècle avant Beccaria, la fin de la peine de mort et la proportionnalité de la peine à l'infraction. On y retrouve aussi  comme un écho du discours sur l'injustice de la réforme des retraites, avec un plaidoyer pour la prise en compte de la pénibilité du travail.

En réalité, l'Utopie de More est une cinglante dénonciation de l'incapacité et de la nocivité des gouvernants et de leurs politiques. En particulier leur politique pénale : "Vous faites souffrir aux voleurs des tourments affreux ; ne vaudrait-il pas mieux assurer l'existence à tous les membres de la société, afin que personne ne se trouvât dans la nécessité de voler..."  D'où la proposition de la suppression radicale de la propriété et de l'argent, sur le modèle de la république d'Utopie.

Quelles que soient ses prudences, Thomas More ne cache pas ses choix. Directement inspirés d'un message évangélique radical  (" Si tu veux être parfait, va, vends ce que tu possèdes, donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans le ciel... il est plus facile à un chameau de passer par le trou d'une aiguille qu'à un riche d'entrer dans le royaume de Dieu", Matthieu XIX, 21, 24...).  Guillaume Budé, l'un de ses premiers lecteurs, en est tout bouleversé : «j'ai quasi interrompu et même délaissé le soin de mes affaires domestiques, voyant que tout l'art et toute l'industrie économiques, qui ne tendent qu'à augmenter le revenu, sont chose vaine» écrit-il à son ami anglais Thomas Lupset.
 
Voici vivement posé, en 1516 (!), et avec quel talent, le débat liberté - égalité qui reste au cœur de la pensée et de la pratique politique contemporaine. Débat qui se construit à partir d'une réflexion sur la politique répressive et le système pénitentiaire. Voie royale ouverte aux plus grands penseurs politiques des siècles à venir : Beccaria au XVIIIème (Des délits et des peines, 1764), Tocqueville au XIXème ( Du système pénitentiaire aux États-Unis, 1832)  Foucault au XXème (Surveiller et punir, 1975). Éternelle querelle entre  "droits de l'hommistes" et "sécuritaires".

Fin et destin de Thomas More

Comme tous ceux qui disent la vérité, comme le chante Guy Béart, Thomas More est exécuté en 1535 par ordre du Roi qu'il avait servi et osé critiquer.

Jusque sur l'échafaud, il garde son sens de l'humour. « je vous en prie, Monsieur le lieutenant, aidez-moi à monter ; pour la descente, je me débrouillerai…» . Il déclare au bourreau que sa « barbe est innocente de tout crime, et ne mérite pas la hache ».

Il n'est pas sûr que nos  "responsables de gouvernement et des hommes politiques", dans les États, comme au Vatican, soient prêts, tous les 22 juin, date de sa fête, à subir le choc de la totalité du message de leur saint patron, qui a figuré entre Marx, Engels, Fourier, Saint Simon, Bakounine, Jaurès... parmi les précurseurs du socialisme, sur un monument des jardins d'Alexandre au Kremlin. C'est sans doute là le miracle de ce saint singulier auquel l'Église n'en attribué aucun, mais que la science a aussi consacré en nommant en son honneur (37630) Thomasmore un astéroïde de la ceinture principale .

     CéCédille

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  • L'Utopie de Thomas More est accessible en ligne sous plusieurs formats.
  • La meilleure édition française, exhaustive, est celle d'André Prévost : L'Utopie de Thomas More, Paris, Mame, .  Voir les comptes-rendus de  Jacques Gury, Revue de la Société d'études anglo-américaines des XVIIe et XVIIIe siècles Année 1979, 9, pp. 113-114, et de Marc Michel, Revue des Sciences Religieuses, Année 1981, 55-2, pp. 134-135
  • Un éclairage sur le texte latin de l'Utopie et sa traduction [ici]
  • On peut consulter aussi l'édition, plus abordable, de Garnier Flammarion, dans la traduction de Marie Delcourt, avec une introduction de Simone Goyard-Fabre (1987) qui contient l'importante lettre de Thomas More à Pierre Gilles. La traduction la plus souvent reprise est celle de Victor Stouvenel de 1842. Ce juriste bordelais, poète, érudit, révolutionnaire assagi selon son ami Alphonse Esquiros, fut directeur du Spectateur de la Gironde. Il a aussi rédigé une introduction à l'ouvrage, fréquemment rééditée.
  • Pierre Gilles (Petrus Aegidius) (1490-1555), ami de Thomas More et d'Erasme, dédicataire de "L'utopie", dans le prologue du texte, humaniste, mécène et imprimeur, fut secrétaire en chef de la ville d’Anvers, de 1515 à 1520. Le peintre Quentin Metsijs en a fait le portrait-dyptique, en compagnie d'Érasme, en 1517 pour Thomas More.

Erasmus (à gauche) et Pierre Gilles -Petrus Aegidius-  (à droite)

  • Une biographie : Bernard Cottret, Thomas More, La face cachée des Tudors, Taillandier, 2012, 406 p.
  • Jean Céard, Premiers lecteurs français de l’Utopie de Thomas More  (2012) : la deuxième édition de l'ouvrage est publiée à Paris en 1517 avec une  lettre de Guillaume Budé. Jean Le Blond (1550), Barthélemy Aneau (1559), infléchissent cette lecture dans le sens du caractère irréalisable du projet, avec l'abandon du droit de propriété, condamné par Jean Bodin (La République, 1583, p. 4.): « Nous ne voulons pas figurer une République en Idée sans effect, telle que Platon et Thomas le More Chancelier d’Angleterre, ont imaginé: mais nous nous contenterons de suyvre les reigles politiques au plus pres qu’il sera possible».
  • G. Allard,  L’Utopie de Thomas More ou le penseur, le pouvoir et l’engagement. Laval (1984) théologique et philosophique, 40 (3), 309–333. 
  • Norbert Elias, (L'utopie,  La Découverte, 2014, ISBN 9782707178435), analyse L'Utopie de Thomas More dans une série de textes publiés entre 1980 et 1987.
  • Sur Diacritiques: Thomas More ou l’orgueil des justes





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